LE CORPS EN THERAPIE
Robert FAURY, © 2003
Introduction
Mon intervention se donne pour but d’éclairer la dimension corporelle de la thérapie, mettant au premier plan le travail corporel, et laissant volontairement dans l’ombre la dimension analytique du travail thérapeutique. Ce travail analytique, par le verbal, existe néanmoins comme l’autre partie irremplaçable de la thérapie elle-même. Travail corporel et élaboration psychique doivent aller de pair dans une thérapie psycho-corporelle.
Et tout d’abord, en préalable, je voudrais tenter de vous convaincre, si besoin en était, qu’il existe bien un lien entre le corps et l’esprit, lien qui justifie et constitue le fondement même des thérapies psycho-corporelles.
I – Un processus psychique ne peut exister sans exister d’abord dans le corps. Tout ce qui se passe au niveau psychique repose sur une organisation et un fonctionnement physiologiques.
Autrement dit, tout processus psychologique s’appuie, s’enracine dans un processus physiologique sous-jacent qui le matérialise ; et il ne saurait exister de processus psychique, qu’il soit affectif ou mental, sans ce soubassement organique qui lui correspond, et qui en représente le substrat physique indispensable. C’est ce que j’appelle l’indissociabilité des processus psychiques et physiologiques.
La pulsion : Quand on parle de pulsion en psychologie, cela se matérialise, cela se concrétise par une impulsion organique, avec une mobilisation et un déplacement d’énergie vers une région du corps dans un but déterminé. La pulsion agressive mobilise et amène l’énergie dans les épaules et les bras pour frapper, et dans les mâchoires pour mordre. C’est donc bien dans le corps que le processus pulsionnel prend une existence concrète.
La répression : Quand on parle de réprimer une pulsion en psychologie, cela se matérialise, cela se concrétise par les contractions musculaires volontaires, qu’une personne met en œuvre de façon appropriée, pour freiner, voire retenir totalement une impulsion. Toujours à propos de la pulsion agressive : « Je me retiens ! » se dit l’employé devant les propos ironiques de son chef. Oui, c’est bien cela qu’il fait : il contracte une partie de sa musculature pour retenir l’expression de sa colère, parce qu’il ne se retenait pas, c’est probablement avec son poing, et en l’accompagnant d’injures, qu’il viendrait stopper l’ironie de son chef et laver l’humiliation !
Le plus souvent, ce phénomène reste inconscient, parfois au point même que la personne ne ressente plus sa colère. Il s’agit alors d’un refoulement au sens psychologique du terme. Dans son corps, certaines tensions musculaires chroniques se trouvent réactivées pour s’opposer, faire barrage à l’impulsion, mais tout le processus de répression échappe à sa conscience.
La cognition : Le processus de pensée lui-même suppose un traitement sous-jacent au niveau des neurones situés dans le cortex, à partir d’informations préalablement codées sous une forme biochimique.
L’isolation : Quand on parle d’isolation en psychologie, cela suppose une défaillance dans la recherche d’informations préalablement mémorisées, ne permettant plus dès lors l’accès, durablement ou momentanément, à ces informations spécifiques stockées dans la mémoire. Là aussi, il y a à la base le fonctionnement des neurones, ou plutôt une défaillance organisée dans le fonctionnement de ceux-ci.
Ainsi, nous voyons qu’il ne saurait exister de processus psychique sans un substrat physiologique qui le matérialise. Processus psychiques et processus physiologiques paraissent donc indissociables, la vie mentale et affective s’étayant sur la vie organique sous-jacente. S’il n’en était pas ainsi, cela sous-entendrait que ce qui est psychologique existe par l’opération du Saint Esprit !
La psychologie met l’accent sur l’aspect fonctionnel du processus, sur son sens, sa signification, sa raison d’être. La physiologie met l’accent sur l’organisation matérielle, organique de ce même processus.
II – Si le psychique repose sur le physiologique, ramenant le corps et l’esprit à deux dimensions d’une même entité : la personne, je peux en déduire que toute difficulté, toute souffrance psychique s’inscrit alors également dans le corps.
Tous les patients qui viennent me consulter se plaignent de n’être pas satisfaits de leur vie, de n’être pas suffisamment heureux, de ne pas se sentir exister, de ne pas se sentir vivants, de n’avoir pas trouvé leur place dans ce monde, de se sentir vides, de n’avoir pas de désirs ou de buts, etc… Ces souffrances psychiques renvoient toujours au corps, en ce sens qu’elles s’étayent toujours sur un soubassement organique, physiologique.
Quand une personne dit que dans telle situation, elle se sent bloquée et qu’elle ne peut réagir, c’est bien en deçà de son attitude ou de ses représentations, son corps même qui est bloqué et qui la prive de toute expression.
Quand une personne dit qu’elle se sent déprimée, c’est bien en deçà de l’absence de ses désirs, son corps tout entier qui déprime. Sa voix est basse, ses gestes sont lents, une atonie semble l’habiter, tout son corps apparaît sans vitalité, sans vigueur, il semble s’être mis à vivre au ralenti.
Toute difficulté d’être, d’exister s’étaye ainsi sur des schémas de fonctionnement corporels inadéquats.
III – Le thérapeute psycho-corporel va donc être attentif à ce qui se passe au niveau du corps de son patient, pour tenter de saisir notamment comment s’y inscrivent ses difficultés psychologiques. Mais il va également travailler avec le corps réel, le corps organique, pour accompagner la transformation de son patient.
Ceci permettra, au fur et à mesure de l’avancée du travail analytique, de pouvoir agir sur ces dysfonctionnements corporels, qui sous-tendent la difficulté d’être dont se plaint le patient. Ce sera par exemple, à propos des cas précédents, l’amener à assouplir et atténuer la rigidité qui le bloque physiquement. Ou bien aider le dépressif à recharger son organisme épuisé énergétiquement.
Mais avant de vous présenter ces dysfonctionnements, je dois vous parler de l’intégration psycho-corporelle. Expression qui suggère qu’il existe bien, comme le nomme Winnicott « une continuité d’existence psyché-soma » dans tout être humain.
IV – L’intégration psyché-soma
Comment s’inscrit en nous cette continuité d’existence psyché-soma ? Continuité d’existence qui fait que nous nous sentons à tout moment comme un tout intégré, corps et psyché formant alors un même et unique « nous-même ». Qu’est-ce qui fait que nous nous sentons reliés à travers tous nos tissus et nos organes, mais aussi à travers toutes les dimensions somatiques et psychiques de notre être ?
Qu’il s’agisse du fonctionnement de nos organes, qu’il s’agisse de nos gestes, de nos postures, de nos mimiques, qu’il s’agisse encore de notre expression comme parler, sourire, agir, … tout en nous implique le mouvement. La vie elle-même suppose le mouvement, pour l’être unicellulaire comme l’amibe, comme pour nous même. Que notre cœur batte et fasse circuler le sang, que nous levions un bras, que nous respirions ou que nous parlions, tout implique inévitablement le mouvement, quelque chose circule et fait mouvement en nous.
Tous ces mouvements donnent naissance à des stimuli, qui sont acheminés vers le cerveau via la voie nerveuse sensitive, et vont renseigner en permanence notre cerveau sur ce qui se passe dans notre corps.
Ces stimuli constituent des signaux qui vont être reçus et interprétés à 3 niveaux :
– D’abord par le cerveau reptilien qui perçoit et traduit le stimulus en terme de sensations. On pourrait dire que la sensation représente alors la caractéristique sensorielle du mouvement physique perçu.
– Ensuite par le cerveau émotionnel qui perçoit et interprète le stimulus en terme d’affects.
– Enfin par le cortex cérébral qui peut donner naissance à des images, des fantaisies et des fantasmes. Ces productions sont du domaine des représentations, mais elles vont se distinguer de la pensée en ce sens qu’elles sont spontanées et ne sont pas organisées, contrôlées consciemment par la personne.
La circulation des stimuli jusqu’au cerveau, leur lecture et leur traduction constituent la perception. Cette fonction perceptive permet à notre cerveau de percevoir et d’être informé à tout instant et simultanément de l’état de notre corps dans ses trois dimensions à la fois. Ces dimensions sensorielle, émotionnelle et fantasmatique étant reliées entre elles, notre prise de conscience est bien celle d’un tout. Au même instant, je peux percevoir des sensations, être affecté par une émotion, voir émerger des images et des fantasmes. Mais je peux également élaborer une pensée à partir de ces informations. Quand une voiture me frôle malencontreusement, je peux dans le même instant, sentir les battements rapides de mon cœur et la paralysie dans mes jambes, mais également éprouver de la peur ou la colère et voir surgir brutalement des images d’accident dans ma conscience. Je peux alors penser et me dire que je l’ai échappé belle !
Si ces trois niveaux sont intégrés dans le phénomène perceptif, ils le sont également en ce qui concerne la réponse du cerveau, laquelle réponse se fait de ces trois même niveaux. La fonction expression correspond à cette réponse globale qui intègre les trois composantes motrice, émotionnelle et représentationnelle. Quand je vous parle, il y a des mouvements sensori-moteurs pour la diction, l’élocution, mais aussi une tonicité pour ma posture ou mes gestes, il y a également une composante émotionnelle ( la peur, l’enthousiasme ) ainsi qu’une participation de mon cortex pour lire et comprendre le discours.
On peut ainsi se représenter l’intégration psycho-corporelle sous la forme d’un continuum sensations – émotions – représentations, qui, à partir de nos mouvements internes, renseigne en permanence notre cerveau de ce qui se passe dans le corps. Avec en retour une réponse du cerveau vers le corps par la voie nerveuse volontaire ou la voie neurovégétative ou encore la voie endocrinienne. Laquelle réponse va donner naissance à de nouveaux mouvements et de nouveaux stimuli qui vont être transmis au cerveau. Ainsi, continuellement, une boucle incessante existe entre le cerveau et le reste du corps.
La pensée qui se construit au niveau du seul cortex cérébral s’étaye cependant sur cette boucle, en ce sens qu’elle est élaborée en lien avec cette vie sensori-émotionnelle, et qu’elle peut ainsi en tenir compte. S’il y avait rupture, nous serions alors dans une dissociation qui couperait cette pensée de la réalité.
Lors des dernières rencontres de Carrefours et Médiations, Christophe Dejours disait: « Pas de pensée sans corps ! ». C’est vrai, l’activité de penser ne pourrait avoir lieu s’il n’y avait au-dessous le substrat physique des neurones au travail, la matière vivante du corps-organisme. Il ajoutait aussitôt : « Mais il faut d’abord un corps habité pour penser ! » Sans doute faisait-il là référence à cet univers de sensations, d’émotions et de fantasmes qui peuplent notre corps en permanence et auquel nous devons rester relié, faute de quoi l’activité de penser se séparerait progressivement de la réalité de notre corps, mais aussi de la réalité de notre environnement, car c’est bien par la médiation du corps que nous percevons notre environnement.
Dans son ouvrage « La bioénergie », Alexander Lowen confirme : « Ce n’est que par l’intermédiaire de son corps qu’on fait l’expérience de la vie et qu’on existe dans le monde.»
Ceci étant posé, je vous propose de revenir aux schémas de fonctionnement corporels inadéquats.
V – Quels sont les schémas de fonctionnement corporels inadéquats, autrement dit quels sont les grands types de dysfonctionnements que je rencontre au niveau du corps de mes patients et qui sont à la base de leurs souffrances ?
Ils sont au nombre de trois. Je vous propose de les découvrir maintenant pour vous les présenter, hélas succinctement, mais aussi pour vous parler de la façon dont je travaille concrètement avec chacun d’eux.
Ces schémas proviennent toujours des adaptations pathologiques (en psychopathologie on parlera de défenses), que le patient a dû mettre en place pour se protéger et survivre dans un environnement difficile, voire insupportable.
V – 1 La vitalité
Certains patients se sentent en permanence épuisés comme si la réserve d’énergie dont ils disposaient était à minima. Tout leur coûte, tout leur est difficile, fastidieux : la dépression est bien une souffrance inscrite d’abord dans le corps !
Restreindre ma respiration a pour conséquence de diminuer la quantité d’oxygène inhalée, et donc de diminuer également la quantité d’énergie dont je dispose. Moins d’énergie, cela va retentir sur tous les processus de ma vie organique : moins de mouvements, moins de sensations, moins d’affects, moins de productions mentales. Moins d’énergie va affecter la pulsion elle-même. Cette pulsion, qui est l’expression organique de la recherche d’excitation, de satisfaction et de plaisir, va se trouver également déprimée. C’est un peu comme restreindre l’arrivée du carburant à l’entrée d’une chaudière : c’est toute l’intensité de la flamme, du foyer qui va s’en trouver atténuée. Ici le carburant, c’est l’énergie dont je dispose à partir essentiellement de l’oxygène que je respire.
A contrario, plus je respire et plus je vais élever le niveau d’énergie en moi, donc accroître le niveau de vitalité dans mon corps : tous les processus physiologiques s’en trouvent activés, dynamisés. Davantage de sensations, davantage d’affects et de désirs, mais aussi davantage d’énergie pour les exprimer et les satisfaire.
Ainsi, restreindre ma respiration a pour conséquence de diminuer la vitalité et la vie pulsionnelle en moi, mais aussi d’appauvrir toute ma vie sensori-émotionnelle. Tous les enfants qui ont souffert de privations de contacts, de soins, de caresses, de chaleur, de soutien dans leur petite enfance, plus précisément dans la période dite orale, ont développé, inconsciemment bien sûr, de tels mécanismes de défense en eux. « A quoi bon respirer ! » semblent dire ces patients. Comme si leur corps exprimait alors : « A quoi bon respirer et entretenir une forte vitalité en moi, puisque c’est pour y faire naître des sensations et des affects douloureux ? »
Les adultes expriment ce lien entre respiration et souffrance de façon plus consciente. Edith Piaf écrivait après la perte tragique de son amoureux Marcel Cerdan : « Comment pouvoir respirer maintenant qu’il est parti ? »
Moins respirer devient alors le moyen privilégié, en vue d’atténuer la douleur de la privation, face à un environnement insatisfaisant mais que je ne peux pas changer.
Comment travailler corporellement une altération de la respiration ?
2 axes :
– 1 D’abord, je peux proposer à mes patients de respirer volontairement et consciemment. Pour cela, j’utilise le plus souvent des exercices inspirés des méthodes orientales comme le qi qong, où l’accent est mis sur l’apprentissage d’une respiration complète. Des mouvements coordonnés, soit des membres, soit du corps tout entier, peuvent accompagner cette respiration, favorisant dans le même temps la circulation de l’énergie. Le patient peut reproduire ce type d’exercice chez lui dans sa vie de tous les jours.
Parfois, je leur propose simplement de se relâcher sur le matelas, en venant respirer profondément, pendant qu’ils verbalisent.
– 2 Je peux aussi leur proposer de venir travailler, pour les relâcher, les tensions musculaires qui enserrent la cage thoracique, contrariant son ouverture à l’inspiration ; ou bien celles qui bloquent la descente du diaphragme vers le bas, limitant par là même la respiration abdominale. Mes patients parlent d’étau, de corset, de camisole ou encore d’armure pour décrire les sensations qu’ils perçoivent à ne pouvoir respirer librement. Ils se vivent enserrés, emprisonnés à l’intérieur d’eux-mêmes.
Pour travailler les anneaux de tension qui enserrent la cage thoracique ou qui immobilisent le diaphragme, j’utilise le tabouret. Ce tabouret bioénergétique fut mis au point par Alexander Lowen, le père de la bioénergie, après qu’il s’aperçut combien pouvait être agréable le fait de relâcher son dos, en s’étirant en arrière d’un fauteuil ou d’une chaise, lorsqu’on se sent tendu. Le tabouret se présente comme un cheval d’arçon surmonté d’une couverture enroulée. La personne vient s’étendre en posant son dos sur le tabouret et en laissant pendre sa tête et ses épaules d’un côté, son bassin et ses jambes de l’autre. Je demande alors à la personne de venir respirer profondément, en prolongeant l’expiration au maximum, tout en émettant un son le plus aigu possible. Cette position en demi-cercle va entraîner « de force » un relâchement des tensions qui entravent la respiration. Il y a, c’est vrai, comme un forçage du corps ou plutôt de ses défenses ! Le relâchement musculaire se fait au-delà de la volonté du sujet, les rigidités cèdent sous la pression du poids du corps et dans l’intensité des étirements qu’elle entraîne. Comme dans le stretching ou dans le yoga, seul le lâcher prise est véritablement efficace. Ce lâcher prise est atteint quand la personne abandonne toute résistance, n’oppose plus aucune contraction, et vient se laisser porter par le tabouret. Il va de soi que cet exercice ne peut s’engager que si le patient comprend le travail qui lui est proposé, et accepte d’aller se « désemprisonner » jusque là.
V – 2 La perception
Certains patients avouent ne rien sentir de ce qui se passe en eux. Ils réalisent bien qu’ils ont un corps, ils le voient, ils peuvent le toucher mais ils n’en perçoivent pas de sensations ou si peu, et quand je les interroge sur l’émotion présente, ou sur ce que tel évènement provoque en eux, ils me répondent invariablement : « Je ne sais pas », parfois même : « Ça ne me fait rien ! ». Pensez-vous que subir une humiliation, être victime d’une injustice ou d’une maltraitance, ne puisse faire naître aucun affect en nous ?
Ainsi, une autre façon de se protéger d’une situation insupportable consiste à se couper de ses propres sensations, comme on couperait le circuit électrique d’un système en retirant le fusible, ou en appuyant sur le bouton de l’interrupteur. Il y a bien des sensations produites par les mouvements d’un corps vivant, mais ces sensations ne sont pas perçues par le cerveau. Le continuum psyché-soma est alors interrompu : le psychisme n’est plus relié au corps physique. Je partage le jugement de Bernard Golse qui en parlait en ces termes lors des dernières Journées de Carrefours et Médiations : « Le clivage du corps et de la psyché est l’ennemi numéro un ! »
A l’extrême, ce mécanisme de défense renvoie à la dissociation dans la psychose. La dissociation psychique s’étaye et se développe toujours sur une coupure corporelle, à partir de laquelle les stimuli sensoriels émis par le corps n’arrivent pas au cerveau de façon satisfaisante pour y être traités, et permettre ainsi la construction normale du sujet.
Le plus souvent, ce mécanisme de défense se met en place dès les premiers mois du bébé lorsque celui-ci se trouve confronté à des expériences de terreur qu’il ne peut supporter. Il va ainsi s’en couper pour survivre. L’enfant, ainsi privé d’une partie de sa vie sensori-émotionnelle, ne peut se construire et se développer de façon satisfaisante sur un plan psychique, mais parfois même sur un plan psychomoteur. Ceci peut également se produire plus tard lorsqu’une personne se trouve confrontée à des expériences traumatiques répétées, mais également si elle est amenée à devoir obéir à des demandes paradoxales. Elle tente d’échapper ainsi à une situation impossible qui pourrait l’amener à la folie.
Encore une fois, il s’agit pour l’enfant de pouvoir survivre en mettant entre parenthèses, hors du senti et de l’éprouvé, des sensations et des affects qui lui sont insupportables. Ainsi l’insupportable devient supportable quand on ne le perçoit pas et qu’on ne le sent plus. Plus tard, dans le cabinet du thérapeute, le patient pourra parler des situations d’horreur qu’il a vécu sur un ton tranquille, sans exprimer aucun affect, tout à fait serein comme s’il parlait de la pluie et du beau temps. La pensée existe mais elle semble tourner en rond, elle est désincarnée et ne saurait dès lors revêtir un aspect suffisamment réaliste, en commençant par prendre en compte ce qui est bon pour le corps.
Comment travailler corporellement une perception défaillante ?
Je vous ai parlé d’un fusible qui saute et qui empêche la transmission adéquate des stimuli sensoriels vers le cerveau. Ici les fusibles se situent principalement au niveau des articulations qui se trouvent bloquées, mais aussi au niveau d’une musculature extrêmement tendue dans certaines régions du corps, notamment la nuque et le segment visuel, venant verrouiller le passage des sensations mais aussi de tous les autres éléments qui circulent en nous. Ces tensions parfois extrêmes jouent alors une fonction de coupe-circuit, de barrage dans la circulation des stimuli sensoriels qui cheminent vers le cerveau via les nerfs sensitifs.
Comment faire en sorte dès lors que ces sensations circulent à nouveau dans le corps ? C’est tout l’objet du travail corporel que l’on peut évoquer sous le terme d’enracinement : enracinement dans les jambes mais également enracinement dans tout le corps.
- Tout travail sur les articulations (rotations, flexions, étirements, etc…) en vue de les relâcher, de les assouplir, va permettre aux sensations de pouvoir circuler à nouveau. J’appelle cela le déverrouillage des articulations. C’est comme si on ouvrait un barrage : le flux des sensations se remet à couler et les patients peuvent à nouveau sentir leurs jambes. Au début ils perçoivent des fourmillements, des picotements, des variations de température le plus souvent dans le sens d’un échauffement, voire de légers phénomènes de décharge électrique. Mais aussi des sensations de douleur et de fatigue lorsque la personne reprend contact avec des tensions endurées depuis si longtemps.
Ils peuvent également être envahis d’impressions diverses : impression de grandir, d’avoir une jambe plus longue que l’autre, … Et des fantaisies, des souvenirs, souvent liées à des moments de plaisir ou de liberté, viennent parfois prolonger dans la représentation l’expérience qu’ils sont en train de vivre. - Je vais aussi travailler par un massage appuyé l’anneau de tension qui entoure et compresse les vertèbres cervicales au niveau de la nuque. Mais également au niveau du segment visuel qui dessine un cercle autour de la tête comprenant le tour des yeux, les tempes, et qui se prolonge au-dessus des oreilles jusqu’à la zone où la dernière vertèbre cervicale se rattache au crâne.
Ces tensions peuvent s’avérer très douloureuses lorsqu’on les travaille. La douleur étant proportionnelle au degré de tension des muscles, cela permet au patient de sentir et au-delà de pouvoir prendre conscience des rigidités qui le brident.
Mais je peux aussi observer parfois à quel point la perception peut être enrayée. Cela arrive quand je serre très fort certaines zones tendues et que le patient me dit « Vous pouvez appuyer plus fort, je ne sens rien » alors même qu’il devrait crier de douleur !
Les variations dans la perception de la douleur, sensation qu’il retrouve en premier, me renseigne sur l’évolution du travail que nous faisons ensemble. Petit à petit, il découvre la douleur, c’est donc que le courant des sensations passe à nouveau, qu’il peut les percevoir et qu’il peut également retrouver progressivement toutes les sensations et tous les affects enfouis en lui. Mais aussi reprendre contact avec ce qui se passe dans son corps dans le présent, ce que les évènements de sa vie d’aujourd’hui provoquent réellement en lui au niveau sensori-émotionnel.
Il se reconnecte progressivement à lui-même, peut retrouver la douleur et la fatigue de tensions entretenues depuis si longtemps, mais il peut dans le même temps commencer à retrouver toute la palette des autres sensations, tant du côté de la douleur que du côté du plaisir.
Ici aussi, le travail corporel consiste à amener un relâchement de tensions particulières (articulations des membres, nuque et segment visuel) afin de restaurer le circuit de la perception et faire en sorte que le flux des stimuli circule à nouveau. Restaurer donc le fonctionnement naturel du corps au niveau de la perception.
V – 3 L’expression
J’utilise ici le terme expression au sens large, c’est-à-dire toute réponse affective ou motrice, plus ou moins consciente, plus ou moins organisée, plus ou moins volontaire d’une personne, qui lui permet d’agir sur elle-même ou sur son environnement. Pleurer permet d’exprimer son chagrin, fuir est une façon d’extérioriser sa peur, et élever la voix ou froncer les sourcils accompagne déjà une expression de colère. J’inclus également dans la fonction d’expression toute pulsion dans le sens de la poussée d’une force organisée à l’intérieur de soi et qui est dirigée vers l’extérieur. La pulsion tendre nous entraîne à ouvrir les bras pour accueillir et prendre avec affection et amour. La pulsion hostile nous amène à rejeter, à repousser ou à détruire.
Parfois une personne perçoit suffisamment sa vie pulsionnelle, ses sensations et ses affects, sans que pour autant elle se sente libre de les exprimer. Sa vie émotionnelle se trouve retenue en elle, et elle ne se sent pas exister, au contraire elle se vit bloquée, figée et en souffre. Car si la pulsion est mobilisée par le corps, le corps peut aussi en retenir l’expression par une force opposée. C’est le cas notamment lorsque la personne ressent de la peur à agir ou à s’exprimer, ou bien encore quand un interdit se trouve inscrit inconsciemment en elle. Par ailleurs, si le mental peut accompagner nos actions et nos expressions en les organisant, il peut à contrario les limiter, voire même les bloquer. La pensée s’appuie alors sur la volonté pour contrarier la pulsion, pouvant même lui ôter toute possibilité de s’extérioriser.
Ainsi une personne peut sentir les sensations et les affects qui l’habitent, sans pour autant pouvoir les exprimer. Ceux-ci restent retenus à l’intérieur d’elle-même, produisant de l’angoisse et réduisant son aptitude à entrer en contact avec les autres, à créer une relation juste avec eux. Cette personne a probablement été découragée, voire empêchée d’exprimer ses émotions dans son enfance et son adolescence. Obligée de retenir ses émotions, elle aura construit en elle tout un schéma corporel de rétention, de barrages, sous forme de tensions musculaires chroniques situées en différentes parties de son corps. Ces tensions se situent dans les tissus naturellement impliqués dans l’émotion réprimée. Ce processus de répression devient peu à peu insensible et donc inconscient au fur et à mesure qu’il se prolonge. La personne semble l’avoir oublié tout au fond d’elle. On parlera alors de refoulement de la pulsion. Mais cette pulsion pourra parfois traverser le barrage, et s’exprimer alors de manière dégradée, amortie. Une autre partie de la pulsion pourra également retourner s’investir à l’intérieur du corps, dans les organes, donnant alors naissance à tout un cortège de somatisations, localisées en fonction de la nature de la pulsion elle-même et de son intensité. Colites pouvant aller jusqu’à la recto-colite hémorragique, inflammations gastriques pouvant aller jusqu’à l’ulcère, oesophagites, chalazions et autres inflammations apparaissent dans le refoulement de la pulsion agressive, et sont la conséquence directe de cette décharge pulsionnelle de la colère dans les organes. Au delà, certains cancers semblent matérialiser une implosion à l’intérieur du corps, qui viendrait se substituer alors à une impossibilité d’exploser agressivement vers l’extérieur.
Le refoulement de l’affect est toujours accompagné au niveau mental d’un processus d’isolation des représentations mobilisant cet affect, et notamment des souvenirs associés à l’expérience forcément douloureuse de la répression archaïque de l’affect. Ainsi, nous pouvons poser que le refoulement consiste dans le blocage d’une pulsion, d’un affect à l’intérieur de soi en vue d’empêcher son expression. Ce blocage, se matérialise par des tensions musculaires chroniques et inconscientes, dans la région du corps sollicitée par le passage et la décharge de la pulsion correspondante.
Un affect peut être extrêmement refoulé au point que le patient ne le perçoive plus du tout. Le thérapeute va au préalable l’accompagner pour retrouver cet affect enfoui en lui. En restant sur l’exemple de la colère, ce sera au fur et à mesure que le patient retrouve sa sensibilité, lui demander de décrire ce qu’il ressent et l’aider à mettre des mots sur son émotion. Au début, le patient n’admettra que des ressentis mineurs, tout au plus pourra-t’il reconnaître qu’il est agacé ou énervé par telle situation. Qu’il puisse éprouver de la colère ou de l’hostilité, et l’admettre, ne sera possible qu’au terme d’un travail d’approche plus ou moins long. Quant à la haine, c’est pour plus tard ! Pourtant, bien souvent, les blessures sont telles qu’il s’agit bien d’une haine sous-jacente que le patient a éprouvé, et qu’il continue de réprimer tout au fond de lui, même s’il s’en défend bec et ongles, à coup de rationalisations et intellectualisations diverses !
Comment travailler corporellement une expression retenue ?
Comment aider un patient à laisser remonter en lui cet affect refoulé afin qu’il puisse l’extérioriser ? Plusieurs angles d’attaque peuvent être envisagés au niveau corporel :
- D’abord travailler sur la partie contractée elle-même, afin de diminuer physiquement la tension musculaire qui l’immobilise, et qui la noue en profondeur. Ceci peut s’envisager à partir d’étirements, mais également à partir de massages, dont il faudra prendre soin de toujours expliquer le sens au patient. En relâchant les tensions impliquées dans le refoulement de l’affect, on prépare ainsi le terrain pour que la libération émotionnelle puisse se produire ultérieurement. Ce sera par exemple de venir travailler les serrements de la gorge qui retiennent les pleurs, ou bien de masser les épaules, les bras et les mâchoires dans le cas d’une colère réprimée, en vue de préparer l’organisme pour le mouvement expressif.
- On pourra aussi dès que l’occasion se présentera, demander au patient d’exprimer cette émotion en séance, et lui faire vivre cette expérience tant redoutée. Lui permettre ainsi d’apprendre à gérer cette expression une fois la libération cathartique passée. Mais il conviendra d’attendre que le patient perçoive son affect, car si l’affect n’est pas présent, le geste sera exécuté « mécaniquement », il sera alors plus proche du geste du sportif que d’un comportement émotionnellement investi.
Il y aura lieu parfois d’aller chercher cette émotion, la provoquer en quelque sorte, par exemple en demandant au patient de venir s’imprégner des souvenirs à la base de cette émotion. C’est en contact avec l’affect qu’il pourra se laisser aller à le libérer. Il s’agira donc d’encourager le patient dans cette libération de l’affect, le soutenir.
Pour travailler la colère, je demande à mes patients de venir frapper avec les poings sur un coussin posé à même le matelas, en mobilisant dans ce geste leur dos, leurs épaules et leurs bras. Ou encore de venir frapper avec une raquette de tennis, ce qui va leur donner une plus grande sensation de puissance. Je peux leur demander de venir exprimer une rage orale, en venant mordre de toutes leurs forces dans une serviette. Ou encore, en position couché sur le dos, de mobiliser leur bassin pour venir frapper avec les fesses contre le matelas, et extérioriser ainsi une rage anale. Logiquement, c’est le haut du corps qui va être sollicité dans l’agressivité mais on peut aussi travailler avec les jambes, notamment dans le cas d’abus sexuels. Ce pourra être de venir prendre appui avec les mains sur le tabouret, et venir donner de violents coups de pied vers l’arrière, à la façon d’un animal qui rue pour se dégager d’une entrave.
Pour conclure sur ces trois dysfonctionnements de base, j’observe qu’ils s’établissent tous dans la période très ancienne de la petite enfance. Ils font partie de la construction même du patient, inscrits profondément dans ses tissus, dans son mental et dans ses manières de réagir. Ce que Wilhelm Reich nommait « le caractère » de la personne. Cette façon d’être apparaît dès lors à la personne comme étant sa vrai nature ; en fait, il s’agit d’une seconde nature, acquise à l’occasion de son adaptation à l’environnement familial et social.
VI – Le lien
Lien : ce qui lie deux ou plusieurs personnes selon le Larousse. En psycho-corporel, il doit y avoir irrémédiablement dans ce qui lie le thérapeute et son patient une place privilégiée pour les émotions et les affects, comme des manifestations à vivre et à partager, mais également comme des éléments participant à la construction de l’identité du sujet et l’aidant à donner du sens à sa vie.
La question est : « Comment tisser un lien avec le patient en incluant cette dimension corporelle, de façon à ce que la sensation, l’émotion, la fantaisie viennent nourrir le lien ? »
1 – La première chose me semble être d’accueillir le patient en lui offrant un espace privilégié réservé au corps.
A chaque séance, j’invite mes patients à suspendre momentanément leur activité mentale consciente, pour venir à l’écoute de leur corps. Pour cela, je leur propose de s’étendre quelques minutes sur le matelas, tout en fermant les yeux et en laissant leur pensées de côté. Puis :
– de relâcher progressivement tout leur corps,
– de se laisser aller à respirer profondément, d’abord en gonflant le ventre, puis en laissant remonter l’inspiration plus haut dans leur cage thoracique, comme une vague qui monte à l’inspiration et qui redescend à l’expiration,
– et successivement venir percevoir les mouvements de leur corps et notamment les mouvements qui accompagnent leur respiration, se laisser aller ensuite à sentir leurs sensations, puis venir contacter et éprouver leur état émotionnel et enfin accueillir les fantaisies et les fantasmes qui peuvent émerger spontanément en eux,
– enfin de reprendre contact avec le monde extérieur en réouvrant tout doucement leurs yeux.
Cet exercice les aide à prendre progressivement conscience qu’ils ont bien un monde intérieur fait de mouvements, de sensations, d’affects et de fantasmes et qu’ils peuvent plus ou moins l’investir ou le délaisser.
Leur ouvrir cet espace est pour moi une façon de leur poser d’emblée cet objectif-là : « Vous pensez et c’est essentiel, mais toute votre vie y compris votre activité mentale n’est possible que parce qu’elle repose sur votre vie corporelle sous-jacente ! Tout est lié en vous ! Laissez-vous donc aller à percevoir la vie intérieure qui est en vous !» Cette invitation représente ma façon d’accueillir le patient dans toutes les dimensions sensorielle, émotionnelle et fantasmatique de son être.
L’intégration psycho-corporelle suppose également de pouvoir mettre des mots sur toutes les manifestations corporelles. Cela passe par l’échange et le partage. Aussi, je leur demande toujours, à la fin de ce travail de centration sur soi, s’ils souhaitent partager quelque chose de ce qu’ils ont vécu ou de ce qui est présent en eux. Un espace pour le corps débouche ainsi le plus souvent sur une verbalisation qui finalise l’expérience vécue en lui donnant du sens.
2 – Ensuite, toujours à propos de ma préoccupation d’établir un lien incluant cette dimension émotionnelle, je veille, durant toutes nos interactions, à ce que le patient reste le plus possible connecté à son corps et à sa vie sensori-émotionnelle.
Je vais régulièrement, par exemple, ramener le patient à son corps en l’interrogeant : « Qu’est-ce que çà vous fait de vivre telle situation ? » Au début, le plus souvent, le patient me répond « Je pense que… », montrant à quel point il se trouve cantonné dans sa tête, s’identifiant uniquement à son mental, à son intellect. Il répond de sa position de sujet pensant, de ce que cela provoque en lui en termes de représentations organisées, c’est-à-dire de pensée. Il laisse peu de place à ses émotions. Il me faudra parfois insister : « Oui, j’entends bien que vous pensez ceci, mais émotionnellement, qu’est-ce que cela provoque en vous ? Est-ce agréable ? Quelles manifestations percevez-vous en vous même ? »
Au-delà de se réapproprier eux-mêmes, certains patients peuvent découvrir ainsi que l’on peut s’intéresser à eux en deçà du seul plan mental de leur intelligence ou de leur raisonnement. La prise en compte, l’écoute, le respect du patient dans ses dimensions corporelle et émotionnelle vont participer et servir au « tricotage » du lien. Le sensoriel, l’émotionnel, la gestuelle, les postures et les mimiques vont participer à l’échange et ne seront jamais esquivés, bien au contraire, ils viendront faire partie de ce qui circule entre nous et constituer des ingrédients de la relation tout à fait acceptables et estimables.
VII – Le transfert
Je n’aborderai ici le transfert que dans le travail d’expression émotionnelle et je prendrai comme exemple la colère. Je peux me servir de la position transférentielle dans laquelle me met le patient pour accompagner la libération de sa colère refoulée de deux façons.
- 1° position : Position de soutien
Je peux soutenir et encourager mon patient dans l’expression de sa colère, de la même façon que pourrait le faire un parent, lorsqu’il ressent comme juste la colère de son enfant. Je prends alors, symboliquement, la place du parent pour venir aider l’enfant à libérer son impulsion. Je lui permets ainsi de pouvoir apprendre à en maîtriser progressivement l’expression. Nous sommes là dans une réparation, visant à restaurer en lui, l’expression naturelle de sa pulsion agressive.
Cette démarche de soutien s’accompagnera toujours de paroles soutenantes et déculpabilisantes.
Il s’agit au préalable de reconnaître la colère du patient. Je peux lui dire : « Je sens que cette histoire vous irrite fortement ! ». Ou, si je veux accentuer la perception de son affect et sa prise de conscience : « Vous sentez toute la colère qu’il y a en vous ? » Une façon de lui montrer que je l’accepte avec sa colère, que je peux supporter ce sentiment en lui.
Je viendrai ensuite soutenir l’enfant blessé, en légitimant son émotion ; ce qui lui a souvent fait défaut dans son enfance, où la colère était un affect intolérable pour le parent. Une façon de poser qu’il est naturel et normal de ressentir de la colère dans telle circonstance. Je peux ainsi lui dire : « Vous avez bien des raisons de ressentir de la colère dans une situation pareille ! » ou « Comment ne pas éprouver de la colère lorsqu’on est traité ainsi ! », ou bien encore « Je comprends que vous puissiez être rempli de colère après avoir subi cela ! »
Enfin, il y a lieu de l’autoriser à exprimer cette impulsion de colère. Une façon de poser là qu’il a le droit de se mettre en colère. Je peux alors l’inviter à extérioriser cette colère en venant frapper sur le matelas avec ses poings ou bien avec la raquette.
Transférentiellement je peux ainsi le soutenir et l’encourager dans la prise en charge progressive de sa vie émotionnelle. Ce soutien lui a fait défaut dans son enfance et son adolescence, époque où ses rapports aux adultes l’enjoignaient plutôt de s’oublier, et de renoncer à cette part émotionnelle de lui-même. Le patient vit ainsi des expériences où il peut être reconnu et accepté jusque sur ce mode là ! Il découvre ainsi qu’il n’est pas nécessaire de s’amputer d’une partie de lui-même pour exister parmi les autres.
Dans cette position de soutien, je me place à côté du patient. Par ma présence, mes paroles, il s’agit de l’accompagner à tolérer sa colère et l’encourager à venir l’exprimer. Plus tard, lorsque cette impulsion de colère sera mieux rétablie en lui, je pourrai venir provoquer une libération plus franche, une réaction cathartique plus forte. Je prendrai pour cela transférentiellement la place du persécuteur, de celui qui l’a blessé. Il s’agit alors de la 2° position de transfert dont je vais parler maintenant.
- 2° position : Position d’objet
Je vais alors accepter une position de transfert direct, représentant le mauvais objet, et me plaçant en face de lui, à une distance raisonnable pour éviter tout contact physique. Le patient pourra exprimer sa colère face à moi et contre moi, le mauvais objet. Je lui demande de frapper, de crier ses reproches tout en me regardant. Ce contact direct change bien des choses, et le chemin est parfois long avant que le patient ne parvienne à frapper et à protester devant moi, tout en osant me lancer un regard hostile et menaçant. Là aussi, rationalisations et intellectualisations mènent la danse un bon moment pour justifier que ce n’est pas possible. Souvent la peur apparaîtra : peur de me détruire, tout comme l’enfant qui ravalait sa colère, tant il craignait de détruire ce père ou cette mère dont il avait en même temps tellement besoin. Ou peur d’être détruit lui-même par la violence de ce même parent s’il osait protester ou lui tenir tête. Et parfois ce ne sont pas seulement des images que l’enfant pouvait redouter dans son imaginaire, mais bien des expériences de violence réellement vécues. Comment pourrait-il alors ne pas craindre, inconsciemment au fond de lui-même, que ces choses ne se renouvellent ici avec moi ? Bien sûr, quand nous abordons cela au début, sa réponse est presque toujours la même : « Non, je sais qu’avec vous, ici, je ne risque rien ! » C’est vrai, il n’empêche qu’au fond de lui, dans son inconscient, c’est bien la peur, voire la terreur qui le paralyse et le laisse sans voix ! Et quand il ajoute « C’est du théâtre, je ne peux pas ! » ou « Je n’ai rien contre vous et je ne peux pas me mettre en colère contre vous ! », j’ai appris que nous sommes alors dans une ultime tentative de sa part, en vue de tenir à distance tout au fond de lui, cet affect refoulé qui lui fait si peur.
VIII – Le contre-transfert
Autrement dit, toujours en termes corporels, que va faire le thérapeute psycho-corporel des affects que le patient lui transmet ?
Et d’abord, je me dois de souligner cette auto vigilance à propos de mon propre ressenti. Car c’est bien ce ressenti qui va souvent m’aider à comprendre ce qui se joue entre mon patient et moi-même. Et rien n’est plus précieux, lorsque la compréhension échappe, que de venir m’inspirer à ce qui se passe dans mon propre corps, à ce que je sens, à l’état dans lequel me met mon patient. Qu’est-ce que ça me fait à moi ce qu’il dit, ce qu’il fait, ce qu’il dégage dans ses attitudes, sa posture ou son expression ? Qu’est-ce que ça me transmet émotionnellement ou fantasmatiquement ? Je vais ainsi être attentif à moi-même pour mieux le comprendre, le connaître et finalement pouvoir l’aider.
Bien sûr, le thérapeute doit garder en lui son propre émotionnel intempestif, le filtrer pour ne laisser passer que ce qui est bon thérapeutiquement pour son patient. La question peut être : vais-je le partager avec lui et comment ? Ce qui renvoie à l’autre question : est-ce utile pour sa thérapie ? Et il m’arrivera d’exprimer, dans la forme qui me paraîtra la mieux adaptée, que si je n’ai aucun doute sur la pertinence et l’utilité de mon intervention.
Par exemple, pour accompagner la prise de conscience d’un passé douloureux vécu par le patient, mais qu’il continue de banaliser. Je pourrai lui dire combien je me sens affecté par toute cette violence qu’il a subi et que cela s’appelle de la maltraitance… Je partage à ce moment-là mon émotion et je mets d’autres mots sur ce qu’il a vécu.
Autre exemple : il m’arrive d’ouvrir mes bras pour accueillir la détresse d’un patient, afin qu’il puisse se laisser aller à pleurer. Le but est de permettre aux pleurs et aux sanglots de se libérer. Moi-même, lorsque j’étais en thérapie, j’ai pu vivre cette expérience, et même si celle-ci est aujourd’hui lointaine, je n’ai pas oublié ce jour où mon thérapeute m’a dit que pour pouvoir se laisser aller aux pleurs, il fallait quelqu’un pour les recevoir. Voyant toute la détresse qu’il venait de provoquer en moi, il m’a serré très fort contre lui. Ce que j’ai ressenti alors, c’est qu’il m’ouvrait vraiment son cœur. Je me suis effondré dans ses bras, et j’ai pu me laisser aller aux sanglots pour la première fois.
Conclusion
Pour conclure, je dirai que mon souci toujours présent en tant que thérapeute psycho-corporel, c’est de conduire le travail de façon à remettre le patient sur la voie de la santé toujours au sens psycho-corporel du terme, à savoir atténuer, voire faire disparaître les dysfonctionnements corporels.
– Que le patient retrouve une vitalité suffisante,
– Qu’il soit à nouveau en contact avec sa vie sensori-émotionnelle et qu’il puisse la sentir en toute occasion,
– Qu’il soit à nouveau capable d’exprimer cette même vie émotionnelle et affective de la façon la plus juste possible.
Ainsi en meilleur contact avec son corps, le patient pourra progressivement reconstruire une plus juste image de lui-même, la représentation de soi s’étayant désormais sur son corps réel, sur un soi authentique, mais aussi sur une vision plus réaliste de son environnement. Il pourra ainsi reconsidérer sa vie de façon à la rendre plus satisfaisante. Mais là, ce n’est déjà plus l’affaire du thérapeute !
Ainsi en meilleur contact avec son corps et avec une conscience élargie de lui-même, le patient pourra développer peu à peu une harmonie, une unité entre son corps et son esprit et un sentiment d’identité global, d’être un tout. La personne ne dira plus « J’ai un corps » mais : « Je suis mon corps ». Et, prolongeant la phrase de Descartes, ne devrait-on pas dire : « Je pense, je sens et j’éprouve, donc je suis ! » ?